Origines

Chapitre 1 - Une autre vie



Assis sur un talus herbeux en contrebas du Domaine de Soufflevent, Mærendor profitait du soleil de l'après-midi tout en observant distraitement les allées et venues à la porte Ouest de Bree. Une fois de plus, la pensée lui revint : quel contraste entre sa vie passée et celle-ci !

Mâchouillant un brin de foin, il se remémora le visage de Tári, la Dame elfe qui avait examiné sa blessure après une dizaine de jours de soins, à Meluinen. La flèche s'était profondément enfoncée dans l'épaule et même si la plaie s'était vite refermée sous l'action bienfaisante des cataplasmes appliqués par ses soigneurs, elle n'était pas belle à voir. D'étranges indurations violettes étaient apparues, comme des ruisseaux néfastes courant sous la peau. Il les tâta du bout du doigt, dubitatif. Aucune douleur, mais aucune sensibilité non plus. Et il se sentait vacillant, si faible que parfois le monde alentour lui apparaissait comme assourdi et nébuleux.

Tári le fixa, de son étrange regard liquide :
- Cela ne guérira pas, mellon, pas ainsi. Vous devez gagner Fondcombe.
- Fondcombe ?
Le Dúnadan haussa les sourcils, vaguement inquiet.
- ce qu'il vous faut, dit Tári, c'est un long repos. Dans un pays en Paix. Il y avait une corruption sur cette pointe, une malfaisance que nous ne comprenons pas encore. Ses effets vont durer longtemps... et ils pourraient vous laisser aussi inoffensif qu'un nouveau-né, une fois de retour sur le champ de bataille. Vous y perdriez la vie.
Mærendor se mordit la lèvre, songeur.
- A Fondcombe, reprit l'Elfe, la malignité se dissipera d'elle-même, tôt ou tard, car d'anciennes magies protègent et revivifient toute créature, en ces lieux. Et le Seigneur Elrond vous sera d'une grande aide. Les Dúnedain y trouveront refuge et assistance tant que ce monde durera, vous le savez.

Le malade contempla longuement le visage elfique qui lui faisait face, cherchant sans succès à décrypter son expression indéfinissable, puis il secoua la tête :
-Je sais, mais cela ne me satisfait point. Mes frères, et vous-mêmes, les Nimîr, vous dites toujours que nous sommes gens à part. Descendants des Rois parmis les Hommes, Héritiers des Fidèles, toutes ces choses que l'on entend dans les vieux couplets...
Il resta un instant silencieux, plongé dans ses pensées, puis se redressa vivement et regarda l'Elfe droit dans les yeux :
- Tári, mon amie, je suis aussi un humain. Et je ne connais pas mes semblables. La paix de leurs contrées vaut-elle moins que la paix à Fondcombe ?

La Dame se leva dans un froissement arachnéen et marcha jusqu'à la fenêtre. Elle resta longtemps ainsi, semblant contempler la tombée du soir à travers le carreau. Lorsqu'elle se retourna vers Mærendor, elle souriait, à la manière presque imperceptible des elfes.
- Là-bas, ils vous appellent "Rôdeurs", dit-elle. Et ce nom vous convient aussi bien qu'un autre, cela m'apparaît à présent. Allez à Bree, la magie des humains ne vous guérira pas de la même manière, mais elle vous guérira.
Elle se dirigea vers la porte et l'ouvrit. Dans le flot de lumière dorée qui pénétra soudain, elle se retourna vers lui et se tint un instant immobile :
- Savo 'lass a lalaith. Votre enfance prend fin, Mærendor. Na lû e-govaned vîn !

Elle sortit, après avoir incliné courtoisement la tête. Le Dúnadan se rallongea et joua un instant à faire passer sa main dans les rayons de soleil couchant qui parvenaient maintenant jusqu'à son lit et caressaient sa peau. Il se sentait tout d'un coup un peu abandonné mais aussi... curieusement heureux. "Rôdeurs ?" murmura-t-il, comme pour éprouver la sonorité du mot. "Rôdeurs... Rôdeurs" répéta-t-il plusieurs fois. Et il souriait.


 

Chapitre 2 – Tonnerre de Bree



Nob venait de monter le seau d'eau depuis la fontaine et elle était encore bien glacée. Mærendor en versa une généreuse mesure dans sa cuvette et s'aspergea le visage et les épaules, frotta son cou et humidifia ses cheveux sombres. Il se demanda combien de fois par jour - et par nuit - il se sentait désormais obligé de se livrer à ce rituel. Fort souvent, à n'en pas douter, mais il en avait besoin pour éteindre le feu qui le dévorait. Et se laver, peut-être, de ses inquiétudes.

Il se souvint de son départ d'Esteldin. Son père qui n'avait à aucun moment contesté sa décision : chez les Dúnedain, les absences font partie de la vie. Et le voyage en solitaire était à la base de leur connaissance des événements qui advenaient en Terre du Milieu. Il s'était contenté de le regarder avec un sourire, heureux de le voir rétabli, avant de le serrer contre son cœur un peu rudement. Il lui confia un petit miroir d'argent qu'il avait poli pour sa mère, chez qui Mærendor devait faire halte. A aucun moment il ne parla de ce que le jeune homme savait pertinemment : qu'il avait cru perdre son seul enfant, lorsqu'il l'avait vu étendu dans la poussière de Dol Dinen, une flèche fichée sous l'omoplate... une flèche empennée de noir et suintante de poison.

La visite à sa mère fut tout aussi sobre : après l'avoir embrassé sur le front (comme il devait se pencher, désormais, pour se mettre à bonne hauteur !) elle prit le petit objet qu'il lui tendait, passa son doigt lentement sur les arabesque gravées autour du cadre puis se risqua à y regarder son image. Mærendor vit glisser une furtive lueur de joie dans ses yeux gris. Sans doute venait-elle d'avoir confirmation de ce que la surface lisse des abreuvoirs lui laissait deviner : elle était encore belle... et il y avait un homme, son époux, pour le lui rappeler par ce cadeau.

Plus tard, tandis que le jeune Dúnadan s'éloignait au pas de son cheval dans le jour déclinant, elle resta immobile sur son perron, silencieuse dans le vent froid qui battait ses cheveux, à le regarder partir. Il fit halte sur une butte, la salua de loin, et elle lui répondit avant de tourner le dos et de rentrer dans sa fermette. Farouche et taciturne, comme elle l'avait toujours été.

Il y avait aussi cette histoire encore plus ancienne, dont il aurait préféré ne jamais avoir à se souvenir. La troupe de marchands ambulants qui étaient arrivés à Esteldin par un beau soir d'automne, alors qu'il était encore adolescent, la damoiselle aux rondes courbes qui l'avait entraîné dans l'ombre d'une grange et s'était pressée contre lui de manière un peu trop agréable. Exalté, il lui avait sur le champ promis le mariage... ce qui avait paru la désappointer curieusement. Et deux jours plus tard, la voyant bras dessus bras dessous avec un garçon d'écurie, son humiliation mordante, la course éperdue dans les champs sauvages et ce serment solennel lancé face aux nuées. Ne jamais prendre épouse ! Il se défierait pour l’éternité de cette engeance hypocrite et inconstante, il la punirait en les punissant toutes !

Immobile, les mains ruisselantes appliquées sur le visage, il se sentit un instant encore plus nigaud qu'à l'époque, car en fait de punition... c'est bien lui qui payait le plus cher. Dame Morrigun était apparue dans sa vie comme un soleil levant, peu à peu gagnant en intensité pour baigner bientôt tout le paysage de sa clarté flamboyante. Elle ne ressemblait à aucune autre : chevelure brune et mèches folles, un profil de reine sauvage, où s'illuminaient des yeux verts tirant parfois sur le bleu dans leurs moments d'incertitude. Un corps taillé par le voyage, robuste et pourtant plein de grâce, musculeux et fin. Cette silhouette fière qu'elle faisait tourbillonner comme une magicienne lorsqu'il jouait pour elle... ah oui, il s'était sérieusement remis à travailler son luth, depuis qu'il l'avait vue surgir dans le ciel morne de ses jours comme un orage inattendu. Et cet accent, ce torrent frais roulant dans un timbre un peu voilé. Tout en elle était singulier, adorable... fascinant.

Et pourtant, plus beau encore était son cœur. Sincère comme un roc inexpugnable. Pour eux deux, elle avait forgé cette passion dans un acier à toute épreuve. Il était désormais enchaîné à elle et ne voulait plus rien d'autre que cette enivrante captivité, jusqu'à la fin des temps. Mais chaque jour, il lui fallait se battre pied à pied contre le désir incandescent qui menaçait de le submerger. Il ne pourrait plus endurer très longtemps, il le savait. Les noces devaient être prononcées, il n'y avait nulle échappatoire. Ou il se maudirait lui-même - et elle par la même occasion - en reniant son serment.

Sa décision était prise. Il n'exposerait pas sa Dame au danger, il s’enfuirait dans un moment où son travail de gouvernante l'absorberait, comme cela arrivait souvent. Il lui laisserait simplement un message rassurant. Il confierait son cheval aux bons soins de Nob et filerait sans halte sur les montures fraîches des relais de poste, jusqu'à la cité des Elfes où certains de ses frères disaient avoir rencontré l'héritier révélé. Un Dúnadan dans la force de l'âge, un de ceux qui avaient le plus erré et combattu. Le Roi peut lever un serment, il comprendrait, il le ferait.

Ainsi Mærendor serait de retour rapidement à Bree. Et il pourrait épouser Dame Morrigun, enfin. Il pourrait la combler de ce bonheur qu'elle attendait, jour après jour, nuit après nuit... la rassasier de cette félicité toute proche et pourtant interdite dont l'attente les consumait tous deux, comme deux flammes pareillement tenaces mais vacillant désormais à l'unisson, sous la bourrasque de leur impitoyable amour.








Chapitre 3 - Comme vient l'aurore



Depuis l'aube, Mærendor la regardait dormir. Venue de la fenêtre entrouverte, une brise matinale déjà tiède faisait danser quelques mèches folles sur son front. Couchée sur le côté, un bras sous la tête, l'autre épaule émergeant du drap enchevêtré, elle dormait, adorable en son abandon. Et il la contemplait, immobile pour ne pas l'éveiller. Muet jusqu'au profond de lui-même. Celui qui a voyagé dans la lumière ne dispose d'aucun mot pour la décrire.

Elle était son épouse à présent, il avait peine à le croire même si l'accomplissement de la nuit en était le témoignage bouleversant. Elle était son épouse et elle l'aimait. Leur longue peine était terminée, il pouvait désormais la dévorer des yeux en paix, sans craindre de sentir monter en lui un hurlement de souffrance. Et cette béatitude le rendait à la fois tragiquement faible, parce qu'il comprenait qu'il n'était plus rien sans elle... mais aussi rempli d'une détermination puissante et furieuse, celle de la préserver elle... et leur vie encore à naître.

Bientôt, il leur faudrait chevaucher dans les plaines du Riddermark à la recherche du frère Dúnadan qui les avaient fait appeler. Celui qui lui avait si tendrement, mais fermement, donné une leçon d'intégrité. Et dont on disait qu'il était l'héritier révélé. Mærendor n'ignorait pas que Dame Morrigun avait été élevée dans la haine du Rohan et que sillonner ces contrées serait une épreuve amère pour elle, qu'à aucun moment rien ne serait facile. Mais il savait aussi qu'ils ne pourraient plus endurer l'éloignement et que comme elle avait respecté son serment, elle se plierait sans faillir à ses obligations. Ils n'avaient plus le choix.



Et il y avait ce rêve de l'Arbre qu'ils avaient fait ensemble. Un rêve, ou tout autre chose. Cette prophétie portée par une voix venue du fond des âges, qui leur avaient enseigné la parenté de leur deux peuples. Comment après une ère de séparation, les ancêtres de Mærendor avaient pourchassés ceux de Morrigun jusqu'au fond des forêts, les prenant pour des disciples du mal. Jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que les lambeaux d'un peuple, des petits clans épars, oublieux de leur Histoire, désorientés pour longtemps par la violence subie.

Là était la raison véritable du voyage solitaire de sa Dame vers Bree, l'origine du sentiment irréductible qui les poussait l'un vers l'autre, aussi différents soient-ils. Ainsi, disait la Voix de l'Arbre, leur enfant serait celui du sang à nouveau mêlé, qui œuvrerait sa vie durant à la renaissance et à la paix en Pays de Dun. Un authentique Dunlending, pourtant héritier de la sagesse des Dúnedain. C'est à Morrigun qu'il reviendrait de le mettre au monde, d'être une mère à la hauteur de la tâche, de lui transmettre sa culture... et c'est lui Mærendor qui serait tenu de les protéger et de les soutenir. De réparer le crime de son peuple.

Plus tard, Dame Morrigun lui avait raconté que l'Arbre existait bien, là-bas dans son pays, en un lieu caché. Qu'il était dédié au culte de MamDaear, souveraine de la nature et de la fécondité... et qu'ailleurs, disait-on, elle portait un autre nom, tout en restant la même. Mais les Dúnedain connaissaient peu ces légendes archaïques. Elles étaient oubliées un peu partout en Terre du Milieu sauf chez les Nîmir, les Elfes. Et à vrai dire, il ne s'y était jamais beaucoup intéressé. Ceci voulait donc dire que les peuples libres n'étaient pas tout à fait seuls dans leur combat contre l'Ombre ? Que d'anciennes puissances leur prêtaient secrètement main forte ? Et que leur passion était un des innombrables fils de la trame ?

Un merle lança quelques trilles sonores près de la fenêtre. Revenant lentement des profondeurs du sommeil, Dame Morrigun ouvrit les yeux. D'étranges reflets couleur de jade les traversèrent quand elle reconnut le visage de son époux penché le sien, et avec un soupir bienheureux elle leva la main pour lui caresser la joue. Il y eut comme une fugace brume de lueur dorée autour d'eux... et le temps, à nouveau, cessa de s'écouler.




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