La mort de Morrigun & Mærendor





Texte "à quatre mains" par M&M

Les Adieux





Morrigun se retournait dans le lit, au coté de son époux. Parfois, les fantômes du passé et le souvenir douloureux d’Isengard se rappelaient à elle malgré les ans. Il revenait parfois la hanter, le Grand Œil, cette vision de cauchemar qu'elle avait aperçue chez le mage dément. Morrigun avait aussi ses craintes et pourtant elle le savait : la peur était le lit du mal.

Le vieil homme penché sur elle compta lentement, tandis que Morrigun ne respirait plus. "Un, deux, trois, quatre..." Il lui secoua doucement l'épaule : "Fu blaid, je suis là..."
La vieille femme bougeait les yeux en tous sens, grands ouverts. Les ans avaient déposé un voile blanc sur ses pupilles.
"Fu blaid, ce n’est qu’un cauchemar..." Elle respira à nouveau, agrippant la main de son mari dans un geste désespéré : "Fu nghariad, le Grand Œil : je le vois encore !"
"Tout cela est fini, fu blaid, depuis bien longtemps."  Il déposa un baiser sur son front : "Nos enfants sont grands maintenant, tu te souviens ? … Dors, n’y pense plus."
Morrigun se recroquevilla dans les bras de son époux, serrant ses doigts pour se rassurer, et retomba dans le sommeil.


-°o0o°-


Le printemps avait enfin dissipé le voile brumeux des Montagnes Blanches et les premiers rayons du soleil faisaient briller les versants encore enneigés pour quelques jours. Bientôt les bugael daen remonteraient les pentes pour atteindre les pâtures d’herbes grasses. Un autre cycle aurait pris fin.

Morrigun attrapa sa canne de houx noueux et se dirigea d'un pas raide vers l’entrée de la vieille maison du Dunland. La lumière qui filtrait à travers la porte entrouverte était la seule image qu’elle pouvait encore apercevoir.
- Fu gur, tu es là ?
- Ie, fu blaid. Je suis dehors. Nous avons de la visite !

Morrigun était toute dépeignée par sa nuit fiévreuse :  jamais elle n’avait coupé sa chevelure qui lorsqu’elle était lâchée tombait au ras du sol. Elle attrapa la vieille étole tissée de cheveux blonds et d’un geste rodé par les ans en fit une torsade rapide d’or et d’argent autour de sa tête.
- Qui peut bien nous rendre visite aussi tôt, fu gur ?
- Oh, des gêneurs encore ! Depuis que la route est de nouveau ouverte nous sommes envahis par les Gondoriens... Tous ces gens du Nord et leurs marchandises !

Mærendor accrochait à chaque mot une pointe d’ironie, car malgré son âge avancé, près de cent ans, il avait toujours l'œil aiguisé et ne renonçait pas à jouer des tours a son épouse.
- Suis je présentable, fu gur ?
Morrigun avait encore sa chemise de nuit de laine serrée. Son visage ridé comme une vieille pomme, tanné par les ans et le soleil, dégageait toujours un air heureux. Ses très longs cheveux gris torsadés dans la vieille étole confectionnée en Isengard reflétaient chaque pinceau lumineux.
- Comme toujours, fu blaid : belle, sauvage... murmura Mærendor en se rapprochant d'elle.
- Range tes flatteries, fu nghariad, je te vois venir ! s'écria-t-elle d'un ton faussement grondeur... tu trouves que c'est le moment ? 

Car il faut bien l'avouer : malgré les années, le Dúnadan avait gardé un appétit non dissimulé pour les cabrioles. Heureusement, la nature avait bien fait les choses pour les daen, sinon Morrigun aurait encore sans doute affiché en cet instant un ventre bien rebondi, pour la énième fois !

La petite troupe se tenait avec armes et bagages à quelques pas de leur maison. Mærendor lui prit la main et la conduisit dans leur direction. Morrigun ne pouvait apercevoir qu’une masse de gens qui se détachaient du fond lumineux.
- Ils sont nombreux ! C’est des marchands ?
- Oui, fu blaid, on peut dire ça... des marchands de baisers, je pense... 
- Hein ?
Chez Morrigun, les répliques courtes et franches étaient souvent un signe d'incompréhension et d'embarras.

Le groupe de visiteurs restait immobile et silencieux malgré leur nombre et la présence d'enfants.
Morrigun poursuivit tout bas :
- Tu sais ce qu’ils nous veulent ?
- Nous faire plaisir, fu blaid, sans doute, répondit Mærendor d'un ton plus sonore et semble-t-il, discrètement rieur.
Au fur et à mesure que le couple approchait des visiteurs, Morrigun entendait les respirations et sentait leurs parfums.
- Ce n’est pas des marchands, fu gur. Tu es un vilain, mon époux !

Morrigun lâcha la main de son mari. Une dunes connaît son territoire les yeux fermés et rien ne la requinque plus que de retrouver son clan. Morrigun, le pied soudain assuré, laissa tomber sa canne se précipita dans les bras de ses enfants et de leurs conjoints.

- Mae fu mhlant !

Morrigun caressa chaque visage, couvrit chaque joue de baisers et dans ses bras tournèrent ses petits-enfants. Son époux dut se contenter d’un câlin rapide... un de ceux qui font néanmoins détourner le regard des plus prudes, qui incommodent et poussent à s'éclipser en douce. Mais sa tribu ne la connaissait que trop pour rechigner à ses démonstrations. Quand le déballage sentimental fut enfin terminé, toute la famille se mit en demeure de dresser tables et chaises sur le devant de la maison et l'on s’activa à préparer un petit déjeuner de fête.

Mærendor se joignit aux préparatifs après être resté quelques instants à discuter à voix basse avec ses deux aînés. Ils étaient nés à moins d'un an de distance, plongeant Morrigun dans une extase muette, qui incitait Mærendor à raccompagner les nombreux visiteurs de la jeune accouchée à la porte avec un sourire, un haussement d'épaule... et l'index sur la bouche, intimant le silence. Il savait à quel point elle avait espéré, souffert et attendu. Ce temps-là lui appartenait entièrement et nul ne devrait lui en soustraire la moindre miette.

Cadfan et Alanis se ressemblaient étrangement bien qu'ils soient homme et femme. Tous deux portaient longs les cheveux sombres et ondulés qu'ils tenaient de leur mère, mais leurs visages étaient sculptés aux traits sévères et nobles des Dúnedain. D'évidence, ils seraient aussi bénis de la longue vie des Rôdeurs du Nord : alors que tous deux frôlaient les cinquante ans, on ne pouvait à l'aspect leur en donner plus de trente. Dunaels dans leur mise et leur attachement farouche à leur pays, ils étaient ces enfants de sang-mêlé dont l'arbre de la Clairière Blanche avait annoncé la venue. Ceux qui répareraient les crimes commis par les ancêtres de Mærendor contre ceux de Morrigun, en pacifiant et réunifiant inlassablement le Pays de Dun. Lequel aujourd'hui ne les désignait plus que par leur appellation commune : "Maur Brenin", les grands chefs, aimés et respectés pour leur ferme bienveillance et leur souci de justice.

Morrigun savait pourquoi son époux avait rappelé le ban et l’arrière ban des enfants et petits-enfants. Elle n'ignorait pas que ses jours étaient maintenant comptés. Elle avait vécu bien plus longtemps que la grande majorité des daen. Quatre vingt trois ans ! Morrigun avait passé cinquante-trois ans auprès de Mærendor. Ils avaient connus des hauts et des bas, mais toujours l’un comme l’autre avaient su avancer et se battre à leur façon.

- C’est ton idée, fu nghariad ?
- Ie, fu blaid. Nous le savons tous les deux : notre temps ici touche à sa fin.
- Le mien c’est sûr, fu gur. Mais toi tu est encore si...

Morrigun ne put s'empêcher de penser aux élans de son époux qui, malgré ses cents ans, savait toujours aussi bien la combler. Soudain elle se mit à rire sans raison apparente, les affres du vieux Prosper (dont ils avaient considérablement maltraité les précieux sommiers, jadis, dans une autre vie) lui revinrent soudain.
- Pauvre Prosper!
Mærendor se gratta machinalement derrière l’oreille, comme à son habitude quand il n’arrivait plus à suivre les méandres de la pensée de son épouse.

- Mam, Tad, le petit déjeuner est prêt !
L’un des enfants du couple sortait ses parents de leurs rêveries pour les ramener à des préoccupations plus terre à terre.
- Alors, qu’allez vous faire tous les deux, maintenant ? Mam, tu veux toujours voir la mer ?
Tu as demandé à Tad ?
- La mer ? Mais pourquoi, fu blaid ? s'étonna Mærendor d'une voix douce.
- C’est un beau cadeau, non... voir la mer ?
- Sûr, Mam, n’a jamais été une fanatique des bibelots et des bijoux !
- Mais c’est loin, fu blaid et dans ton état...
- Je vais bien, assez pour voyager jusque la-bas et en revenir sur mes deux jambes.
Mærendor ne put s’empêcher de chuchoter une remontrance à son épouse : bien que discrète, elle chatouilla les oreilles de tout un chacun.
- Tête de pioche, tu ne changera donc jamais. Ça reste long et dangereux... et tu n’as plus vingt ans !
- Mam ? Tu veux que je te peigne les cheveux ?
Alanis avait coupé net la conversation. Elle ne connaissait que trop bien leurs joutes verbales où ni l’un ni l’autre ne baisserait la garde.
- Ie, fu merch, accompagne-moi dans la maison et coiffe-moi comme quand tu étais petite !
La jeune femme prit sa mère par la main et une nuée de petits enfants s'engouffrèrent dans la maison à leur suite.

Mærendor resta dehors avec le reste de la famille. Tous étaient inquiets de la santé de leur mère.
- Notre Morrigun n’est pas éternelle... mais son fichu caractère la conserve ! Ne vous inquiétez pas pour elle, elle ne lâchera pas la vie avant de l’avoir vue, la mer.
- Ne t’avises pas de dire du mal de moi à nos enfants ! Je ne vois presque plus rien mais j’ai encore l'ouïe fine !
Mærendor mima la confusion, puis haussa vaguement les épaules en souriant : 
-Vous voyez ! Elle ne change pas !
Tous se mirent à rire... et de l'intérieur de la maison arrivèrent des échos similaires.

Un peu plus tard, dans l'après-midi, Mærendor s'installa au soleil sur le banc du seuil et se mit à gratter sur son luth des airs de sa jeunesse. A courte distance, Morrigun racontait des histoires à un essaim de bambins prodigieusement attentifs, installés autour d'elle sur un talus herbeux. Cadfan s'approcha de son père et posa sur lui un de ces regards dont il avait le secret, à la fois tendre et acéré : 
- Et toi, Tad, que vas-tu faire... après ?
- Après ?
Cadfan resta silencieux. Nul besoin de préciser.  Mærendor finit par reprendre :
- Rien, je pense. Je ne suis bon qu'à ça.
Il se tut quelques secondes, rêveur, puis :
- Je n'ai jamais été bon... qu'à l'aimer.
Il sourit et se replongea dans ses arpèges. Cadfan eut un instant le visage de quelqu'un qui allait protester, puis se ravisa. Il s'assit près de son père, les coudes aux genoux, les yeux baissés sur ses mains croisées et l'écouta jouer, en silence.


-°o0o°-


Les jours suivant se déroulèrent dans une ambiance d'adieux. Simples, posés, sobres et sans pleurs.
Morrigun avait bien vécu, la science des Dúnedain et des Elfes lui avait épargné le sort de nombre de femmes de sa race. Et elle avait enfanté en quantité, sans y laisser la vie. A chaque fois, Mærendor aurait voulu qu’elle accouche comme une dúnadan, sans douleur. Mais toujours il s'était heurté à cette fierté dunaelle :
- Je suis une dunes, j’accoucherai comme toute les femmes du clan !
Morrigun gardait et garderait toujours en tête les vieux principes du Derudh du Clan du Sanglier.  La vie est faite de peines et de joies qui se mêlent comme les entrelacs qui décorent les parures ou les armes des Dunlending. Morrigun aimait cette métaphore montagnarde : la vie est comme la ronce, elle puise sa force de la terre, s’élève vers le ciel pour grandir et retombe vers le sol pour renaître et croître à nouveau. Le fil de la vie est comme la tige de la ronce parsemée d’épines, de feuilles, de fleurs et de fruits. Morrigun faisait partie de ces personnes qui voyant l’épine glisser vers la peau ne relâchent pas la prise mais serrent encore plus fort. Quand la main saisit ensuite le fruit, il n’en a que plus de saveur. 

Qui n’a jamais ramassé de mûres dans un roncier ne connaîtra jamais le vrai goût du fruit : quand vos doigts couverts de griffures caressent la baie pulpeuse, la portent en bouche et que lentement les yeux se ferment dans la tendresse de l'instant.




Ie : oui
Fu blaid : ma louve
Fu gur : mon époux
Fu nghariad : mon amour
bugael daen : bergers dunlending
Mae fu mhlant : mes enfants
daen, dun, dunes : hommes, homme, femme
fu merch : ma fille





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La Mer





La mort n'est qu'un autre chemin, qu'il nous faut tous prendre.
Le rideau de pluie grisâtre de ce monde s'ouvrira, et tout sera brillant comme l'argent...
Alors vous les verrez... Les Rivages Blancs !
Et au delà... la lointaine contrée verdoyante, sous un fugace lever de soleil.


-°o0o°-



La plage était déserte. Mærendor avait dressé une tente au milieu des dunes, dans un repli, à l’abri du vent. Les rayons matinaux du soleil d’été réchauffaient déjà le sable blanc, l’eau devait être à température clémente. En définitive, le voyage depuis le Dunland avait été rapide. Après la fin de la Guerre de l’Anneau le nouveau Roi avait rétabli et modernisé les voies de communication. 

Morrigun et Mærendor avaient emmené le vieux chien noir, recueilli il y a fort longtemps. La bête devait bien avoir vingt-cinq ans et sa santé était toujours excellente. Il montrait une force confinant au surnaturel, toujours partant pour accompagner son maître à la chasse, où il faisait d’ailleurs un excellent chien d’arrêt. Il était parfois le guide de Morrigun : quand la fatigue la prenait ou que la luminosité faisait défaut, elle s'agrippait au gras du cou de l'animal et celui-ci la ramenait à la maison sans tarder.

Mais était-ce vraiment le couple qui avait emmené le chien ? Instinctivement, le jour du départ, il s’était installé dans la vieille carriole que Mærendor avait achetée pour l’occasion. Et après quelques jours de route, il avait tout bonnement pris la tête du convoi. Mærendor n’avait rien à dire au chien, celui-ci semblait savoir ou aller. De nuit, la bête montait la garde avec son maître et quand le temps du jour était à la pluie ou l’orage, il venait réchauffer les pieds de sa maîtresse.


-°o0o°-

De sa modeste couchette, sous la tente, Morrigun pouvait entendre le grondement sourd des vagues, du sac et du ressac sur les rochers affleurants. Les parfums d’iode mêlés aux goémons qui séchaient au soleil venaient chatouiller ses narines. La douce chaleur du lit de fourrures et de l’air ambiant l’incitaient à se prélasser encore un peu. Au dehors, les ajoncs se frottaient au pan de la tente et crissaient les uns contre les autres. Elle le sentait, Mærendor avait déjà déserté leur nid, sans doute pour nourrir les bêtes et préparer le petit déjeuner pour son épouse et lui-même.

Enfin, Morrigun ouvrit les yeux et la stupeur la prit : elle voyait parfaitement le kaléidoscope des rayons du soleil passer à travers la toile et se diffracter sur les ferrures du coffre, comme sur les transparences de la grande carafe qui y était posée. Machinalement, elle se frotta les paupières et sa vision devint encore plus nette.
- Sut mae hun un bosibl ? (*)
Morrigun se leva et saisit sans la moindre hésitation la carafe. Elle ôta le bouchon et respira le contenu.
- De l’eau...
Elle fronça les sourcils et chercha du regard sous la tente un récipient ou un objet inconnu, quelque chose qui aurait apporté un début d'explication. Mais rien.
- Fu nghariad ?
- Ie, fu blaid ? Je suis dehors. Viens, le temps est magnifique !

Mærendor siffla le chien et lui montra la tente du doigt. Mais déjà Morrigun soulevait le pan de toile.
Son époux se tenait debout devant ses yeux, agitant une louche de bois dans une marmite de fonte hors d’âge. Morrigun n’avait pas vu le visage de Mærendor depuis des années.
- Fu gur ? Tu n’as pas vieilli ? Où sont tes rides de vieil homme ? Tu as toujours le même visage qu'autrefois, avant que je perde mes yeux. Tu sembles même...
- C’est normal fu blaid, je suis un dúnadan, répondit-il d'un ton facétieux. Mais regarde-toi.

A défaut de miroir, Morrigun leva ses paumes devant elle et fut frappée de saisissement. Elles étaient lisses comme à l'époque de son mariage. Plus belles, même, car les stigmates du travail à la forge avaient disparu. Le souffle coupé, elle fonça sous la tente, ouvrit le coffre et se mit à en éparpiller le contenu alentour, jusqu'à ce qu'elle trouve une assiette d'argent poli. En tremblant, elle se regarda dedans.

Morrigun. Belle et sauvage, comme dans sa jeunesse. Le front haut et fier, la moue boudeuse sur des lèvres délicatement ourlées, l’œillade de braise noire sertie dans l'iris bleu-vert, tout était là. Elle tomba à genoux, la tête dans les mains, reprenant son souffle de longues minutes. Puis relevant lentement le visage, elle laissa peu à peu un sourire radieux l'envahir.

Son époux se tenait sur le seuil de la tente. Il l'observait calmement, avec une expression bienveillante et tendre, comme si tout cela lui paraissait hautement naturel.
Mam Daear soit louée... avait-il vraiment été si beau ?
Morrigun se mit debout et se rapprocha de lui. Elle plongea son regard glaz dans celui de Mærendor. La prenant par les épaules, il la fixa. L'étincelle des jours anciens brillait à nouveau dans la prunelle de son épouse.
- Fu blaid, tes yeux... par ma foi, ils sont si... ils sont magnifiques ! J'avais craint de les avoir oubliés.
Morrigun le dévora du regard pendant quelques secondes, l'air rieur, puis répondit par un de ces baisers que la bienséance empêche de décrire.
- Fu gur, faire tout ce chemin sans la voir, ça aurait été triste. Je ne demandais pas grand chose, juste la contempler ! Et j'ai été exaucée bien au-delà de ce que j'espérais. Viens !
- Attends, je veux lire encore un peu dans tes yeux le monde qui nous entoure. Laisse-moi...
Elle l'interrompit d'un autre baiser volcanique, puis : 
- Un jour, fu gur. Un seul. Tu le sais :  le temps est compté maintenant.

Le vieux chien tournait et virait sur la plage en claquant de la mâchoire sur les banc de sable sec que le vent décollait par rafale. Les flots d'un vert cobalt étaient parsemés de moutons blanc qui venaient s’échouer sur la plage. Elle s'assit en haut de la dune et se mit à observer le spectacle. Ses long cheveux, nattés, battaient mollement contre sa robe de lin blanche. Mærendor vint s'installer près d'elle et Morrigun se cala confortablement dans les bras de son époux. Ainsi passa-t-elle toute la journée à scruter l’immensité de l'océan depuis la petite hauteur.

Le soleil avait déjà commencé à baisser et à pâlir, lorsqu'il demanda : 
- Pourquoi tu ne t’approches-tu pas d’elle, fu blaid ?
- Ce n’est pas encore le moment, fu gur. Et je t’ai promis ce jour.
Mærendor enfouit son visage dans la lourde chevelure brune et murmura à son oreille :
- Mais depuis tout ce temps ? Tu n’as pas envie d’en profiter ? Regarde, fu nghariad : elle est infinie. L’horizon se perd avec elle. Tu crois qu’il y a quelque chose de l’autre coté ?
Morrigun ne répondit pas tout de suite. Maintenant, c’était le dernier jour, les dernières heures. Malgré les années passées, la grande robe de lin la drapait toujours aussi agréablement et elle sentait sur ses épaules la caresse de ses longs cheveux nattés en tresses complexes, qui avaient retrouvé toute leur souplesse et leur éclat. Enfin, elle chuchota :
- Fu gur, il est temps maintenant.
- Ie, je te suis.
- Non, nous le suivons, lui.

Morrigun désigna le chien qui marchait, paisible, vers les flots. Soudain, faisant une brève halte, il tourna vers eux un regard qui n'avait plus rien d'animal. Il les attendait. Morrigun croisa ses doigts dans ceux de Mærendor. Elle se leva et le tenant toujours par la main, se mit en route.
- Il y en a un dans nos légendes de Dun, dit-elle, un grand limier qui conduit les âmes vers l'autre monde, à travers la mer.
Et après un instant :
- Tu es triste, fu gur ?
- L’es tu, fu blaid ?
- Non, ma vie fut bien remplie. Je n’ai jamais manqué de rien et j'ai même eu bien plus que ce que j'ai désiré.
Elle lui lança un regard brillant d'espièglerie.

Leur vieux compagnon faisait des cercles dans l’eau en éclaboussant les alentours de ses pattes puissantes. La marée était haute et à son apogée, les rouleaux du matin avaient laissé la place à de petites vaguelettes, qui venaient s’échouer mollement sur le sable chaud.
- Regarde le, il est comme fou. Il sait qu’il rentre chez lui. Pourquoi a-t-il passé tout ce temps avec nous, fu gur ?
- Je ne sais pas, peut-être sommes nous... attachants ?
Morrigun glissa ses pieds nus dans l’eau et frissonna. Ils s’enfonçaient dans le sable à chaque retrait. 
Le chien s'éloigna en nageant vers le large. Morrigun serra la main de Mærendor et le suivit, avançant dans la mer jusqu'à mi-taille. Là, ils restèrent immobiles, tandis qu'une vapeur surnaturelle se levait autour d'eux.

La longue barge blanche émergea bientôt du brouillard. Une silhouette se tenait à la proue, difficilement discernable, comme environnée de nuées et de lumière pâle. Mais on pouvait y deviner une femme de haute taille, aux cheveux entremêlés de boutons d'or et de simbelmynë, aux mains chargées de fruits. Morrigun et Mærendor se regardèrent encore une fois en souriant puis disparurent dans la brume qui se refermait.


-°o0o°-




Un vent furieux faisait battre le rabat de la tente, lorsqu'ils les trouvèrent, le lendemain. Le petit groupe de pêcheurs de la Baie d'Anfalas se massa autour de la couchette. Ils semblaient endormis, le teint frais et le corps souple. Il fallait regarder avec attention pour comprendre que leur immobilité totale était bien celle de la mort. Etrangement, un doux parfum de fleurs blanches flottait autour d'eux. Un des plus burinés par le temps hocha la tête et murmura : "Ouais, mon vieux disait ça. Quand un grand Sage meurt, parfois ça sent bon et il est tout frais... Mais j'l'avais jamais vu !"
Les gars s'entre-regardèrent, perplexes... Si ces deux-là étaient des sages, enchevêtrés comme ça des lèvres jusqu'aux pieds, sans même vouloir imaginer ce qui se passait sous la fourrure qui les couvrait des épaules jusqu'aux chevilles... Des yeux s'écarquillèrent. Ils avaient plutôt l'air de fameux polissons, oui ! Même à leur âge.

On les chargea donc sur un travois à poissons en prenant bien garde de les soulever par la couverture d'en dessous et de les laisser emmitouflés ensemble. Et on se mit en route vers le village en se demandant par-devers soi ce qu'on allait bien pouvoir faire de deux éminences aussi singulières. 

Quand la haute silhouette du cavalier apparut au tournant de la route, se découpant sur un ciel d'orage, les pêcheurs se pétrifièrent derechef, accablés par la bizarrerie de cette journée. De plus près, quand il arrêta son destrier devant eux, ils virent que c'était un de ces hommes du Nord, du Pays de Dun, mais avec l'allure et la mise d'un grand Seigneur. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage sévère et il posa sur eux, tour à tour, un regard tellement profond qu'ils en frissonnèrent. Puis ses yeux se tournèrent vers le travois et, soudain, s'illuminèrent d'une manière si douce que chacun douta d'avoir eu peur de lui quelques secondes plus tôt.

Mettant pied à terre, il vint s'agenouiller devant la couche des étrangers. Et au soulagement général il les réclama, comme ses parents. Nul n'osa lui demander ce qu'ils faisaient ici et comment il les avait trouvés. En fin de compte, ils étaient sans doute spéciaux, à défaut de ressembler aux sages tels qu'on s'attend à les voir, et si c'était leur fils... eh bien, il devait avoir ses combines aussi. Et il n'était pas du genre à qui on pose des questions, voilà tout.

Le voyageur murmura, comme pour lui même, que leur bûcher funèbre serait dressé dans la Clairière, que leurs cendres y seraient dispersées et que de grands honneurs leur seraient rendus. On s'abstint poliment de tout commentaire sur la manière éventuelle de les démêler et on proposa à l'homme de disposer du travois, à la seule condition d'en acquitter le prix, ce à quoi il consentit sans un mot mais en leur tendant une bourse bien rebondie. Pour être fort curieuse, la journée ne serait pas si mauvaise.

Le Seigneur de Dun remonta sur son grand cheval et on lui remit la bride du percheron qui tractait l'engin. Il commençait de s'éloigner quand soudain il fit halte à nouveau et se retourna vers eux, demandant s'ils avaient vu le chien ? Tous assurèrent qu'il n'y avait pas le moindre chien, pas la queue d'un, aussi l'homme hocha-t-il la tête, sourit fugacement dans leur direction et repartit au pas lent de son attelage.



Morrigun & Maerendor




(*) Sut mae hun un bosibl ? Comment est-ce possible



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